Après une vie professionnelle bien remplie, Ali Saad s’est installé en Bretagne dans les années 2000, d’abord à l’île de Groix, puis à Douarnenez où, président de la Maison de la poésie, il organise depuis huit ans le salon de la poésie « Baie des plumes ».
D’origine kabyle, Ali Saad a connu le déracinement et le tiraillement entre deux pays, la France et l’Algérie, et leurs langues, qui sont au centre de son roman Le Phonétographe. Le narrateur de cette fiction a pour nom Ilje, qui signifie « renégat » en arabe, mais qui résume aussi dans un fulgurant raccourci la cohabitation douloureuse en lui de « il » et « je ». Fragile et atteint de troubles aphasiques, Ilje passe sans transition de son présent d’adulte en souffrance à ses souvenirs chaotiques d’enfant. Hanté par une scène fondatrice qui va durablement bouleverser l’organisation de sa communauté et rompre l’équilibre social, l’année 1956 restera à jamais au fond de lui marquée d’une pierre symbolique, « une blessure de départ qui jamais ne se cicatrise ». « Perturbé par les différents langages du clan » et par les bruits de la guerre, Ilje se concentre avec réussite sur la langue de l’école française. Car « ça fait toujours très mal d’avoir deux phonétiques dans sa vie ». C’est ainsi qu’il perd les premiers mots de sa langue maternelle « dans les fonds secrets de (s)on inconscient ».
Ilje pourrait être un parfait bilingue mais le déséquilibre de statut entre les langues qui l’environnent et s’opposent rend cet état impossible. Pour retrouver les correspondances entre la langue maternelle minorisée et la langue officielle d’adoption, il s’invente un « phonétographe » qui lui permet de construire des lexiques. Mais seul l’alcool parvient temporairement à « réconcilier ses langages » et « retrouver une cohérence », calmer sa dissociation de personnalité et à « le réunir dans un corps unique ». Par courtes séquences de quelques pages qui forment le puzzle de sa vie, la diglossie et ses conséquences sociales, physiques et intellectuelles sont ici décrites avec précision et vivacité : « c’est encore mon passé qui sue par tous les pores de ma peau ».
Ali Saad réussit la prouesse de mêler la force symbolique du conte à la subtilité psychologique du roman. Il sera en signature sur le stand de son éditeur pendant le festival.
Marie-Josée Christien

Le Phonétographe (Journal de ma diglossie)
Ali Saad, Editions Vibration, 17 €.
Le Phonétographe (Journal de ma diglossie), Ali Saad, Editions Vibration, 17 €.
Marie-Josée Christien, poète et critique littéraire, est responsable de rédaction de la revue annuelle Spered Gouez / l’esprit sauvage. Elle collabore régulièrement à la revue bimensuelle ArMen depuis 2006. Vient de paraître : Alambic (encres de Laurent Noël, Al Manar).